Introduction
Lézards de montagne
1 Espèces étudiées et changement climatique
Le Lézard de Bonnal et le Lézard catalan sont deux espèces pyrénéennes étudiées dans le cadre du programme les Sentinelles du Climat porté par l’association Cistude Nature. Le Lézard de Bonnal, Iberolacerta bonnali est endémique des Pyrénées. Le Lézard catalan, Podarcis liolepis est principalement présent en Espagne mais pénètre dans les Pyrénées-Atlantiques par le Pays basque et le Béarn . Ces deux espèces sont probablement sensibles au changement climatique et semblent être des sujets d’étude pertinents. Ectothermes, leur température corporelle dépend grandement des conditions climatiques extérieures, de la température de l’air mais aussi de l’humidité relative .
Avec l’augmentation des températures, des changements d’aires de répartition des espèces sont observés, notamment des migrations vers des altitudes plus hautes ou vers des latitudes plus élevées . Cependant, l’étendue de ces migrations est sous dépendance directe des capacités de dispersion des espèces. Les deux espèces de lézards gris étudiés ici ont de faibles capacités de dispersion , ainsi, il est possible qu’une migration vers des altitudes plus élevées soit difficile à réaliser. En réponse au changement climatique, les espèces peuvent également s’adapter . Par exemple, elles peuvent mettre en place des stratégies de thermorégulation adaptées à l’augmentation des températures. Enfin, si les individus peuvent ni s’adapter, ni changer d’aire de répartition, l’espèce finira par s’éteindre. L’extinction est parfois engendrée par la rapidité des changements, ce qui ne permet pas de laisser assez de temps aux espèces pour répondre à ceux-ci .
Le Lézard de Bonnal vit dans les pierriers de haute altitude. Sa limite ouest de répartition se situe au pic de Peyreget, où quelques individus sont observés au-dessus de 2300 mètres. Sa répartition est très limitée, il est présent sur des altitudes allant de 1991 à 2863 mètres en France et de 1560 à 3173 mètres sur la totalité de son aire . Dans l’éventualité où l’espèce pourrait se déplacer vers des altitudes plus hautes, les sommets ne sont pas infinis et l’altitude maximale constituerait la limite du changement d’aire de répartition. Le Lézard catalan, strictement rupicole, vit à des altitudes plus basses, allant de 0 à 2600 mètres sur son aire de répartition totale, mais ne dépassant pas 950 mètres dans les Pyrénées-Atlantiques . Si ses capacités de dispersion le permettent, il pourrait être bénéficiaire du changement climatique en colonisant de nouveaux territoires plus en altitude. Ces deux espèces de lézards vivent parfois en syntopie avec le Lézard des murailles, Podarcis muralis. Il sera intéressant d’étudier d’éventuels phénomènes de compétition qui pourraient exister entre ces binômes d’espèces, notamment avec la probable colonisation de nouveaux milieux en réponse au changement climatique.
2 Suivi de la répartition pyrénéenne des deux espèces
Depuis 2017, des suivis naturalistes protocolés sont mis en place afin d’étudier les éventuels mouvements altitudinaux des trois différentes espèces. L’objectif est de mesurer l’évolution du rapport de force, en termes de répartition et d’abondance, entre les différentes espèces de lézards sur les sites d’étude. Ce protocole doit permettre, sur le long terme, de mettre en évidence l’évolution des répartitions altitudinales de ces trois lézards gris : le Lézard de Bonnal, le Lézard catalan et le Lézard des murailles. Les suivis, effectués sur des sites avec dénivelé permettront de réaliser des cartes de chaleur représentant les noyaux de population selon l’altitude ainsi que les éventuels mouvements de population. Ces suivis permettront aussi d’estimer l’abondance des espèces sur les sites et de la comparer d’année en année.
3 Estimation d’abondance
Pour réaliser les estimations d’abondance, l’approche de Royle qui propose une méthode de modélisation hiérarchique, modèle N-mélange, est utilisée. Cette approche est dite hiérarchique car elle aborde deux processus. Un processus d’état qui décrit l’abondance réelle de la population et un processus d’observation qui décrit la probabilité de détecter l’espèce. Ce modèle permet ainsi de prendre en compte l’imperfection de la détection dans les estimations d’abondance
En effet, ce n’est pas parce que l’espèce est présente que l’observateur la verra, la probabilité de détection n’est pas égale à 1 et cela crée des « faux négatifs ». Si l’espèce n’est pas détectée, c’est soit parce qu’elle est réellement absente, soit parce que l’observateur ne l’a pas vu. Si l’imperfection de la détection n’est pas prise en compte et que les estimations ne reposent que sur les observations d’un suivi ponctuel, l’abondance dite « naïve » sera probablement sous-estimée. Cette analyse requiert un suivi protocolé par réplication spatiale (plusieurs sites) et temporelles (plusieurs visites) . La réplication permet de quantifier l’imperfection de la détection en estimant la probabilité de détection . Le suivi des sites permet d’obtenir des données de comptage et des covariables d’échantillonnage et de site qui permettront d’intégrer la variabilité spatiale et temporelle des suivis . Les covariables d’échantillonnage varient à chaque visite sur chaque site alors que les covariables de sites varient seulement entre les sites et sont considérées stables au cours de temps . Sur les sites suivis sous forme de transect, une méthode de découpage des transects en tronçon a été initiée en 2019. Nous avions mis en évidence le besoin de mesurer des covariables de site et d’échantillonnage le long du transect. Cette nouveauté n’a pas pu être mise en place cette année avec le contexte sanitaire Covid 19, nous envisageons de réaliser cet objectif en 2021.
4 Modélisation de la répartition
Pour modéliser la répartition des espèces, trois grandes catégories de modèles existent, les modèles corrélatifs, les modèles mécanistiques et les modèles hybrides. Les modèles corrélatifs établissent un lien statistique entre des données de présence-absence et des variables climatiques et environnementales . Faciles d’utilisation, ils permettent d’identifier les variables environnementales qui explicitent la répartition . Il existe aussi des modèles mécanistiques qui expliquent la répartition de l’espèce en intégrant des processus, ils établissent un lien entre les traits fonctionnels des organismes et leur environnement, ils expliquent la répartition en intégrant les sorties d’un modèle mécanistique dans un modèle corrélatif ou inversement . La confrontation des trois cartes obtenues permettra de discuter des similitudes et des différences .
5 Modélisation corrélative
Les modèles corrélatifs de répartition permettent de construire des liens entre des données de présence-absence et des variables environnementales. Ils favorisent l’identification des variables qui orientent la répartition des espèces . Les processus qui définissent les limites d’aires sont fixes dans le temps et l’espace, les modèles effectuent des projections statiques et décrivent plutôt un habitat, soit la niche réalisée, plutôt que la niche fondamentale . La définition de l’espace spatio-temporel sur lequel la niche réalisée est modélisée n’est pas triviale puisque l’environnement change au cours du temps et que les données d’occurrence collectées sur différentes années ne sont pas soumises aux mêmes conditions.
Ce type de modélisation a permis d’obtenir un atlas de la répartition européenne des amphibiens et des reptiles qui a été actualisé en 2014 . Un atlas a également été réalisé sur la Nouvelle Aquitaine par Cistude Nature . Cette modélisation requière des données de présence-absence et des variables explicatives ; qui peuvent être climatiques, d’habitat mais aussi la dispersion, la couverture végétale ou les degrés jours . Le lien habitat – paysage – démographie peut également permettre une amélioration des projections réalisées .
6 Modélisation mécanistique à partir des besoins écophysiologiques pour l’activité
L’objectif de l’étude écophysiologique est de projeter des cartes de répartition les plus fiables possibles en utilisant une méthodologie originale qui prendra en compte la variabilité des événements climatiques ; notamment les variations de température et de couverture neigeuse. Pour répondre à cet objectif, l’approche mécanistique est développée à partir du modèle de Sinervo et al. fondé sur les temps d’activité et de restriction au cours de la période de reproduction. Les modèles mécanistiques permettent d’obtenir des cartes de répartition en explicitant les processus qui définissent les limites des aires de répartition des espèces . Les données écophysiologiques sont des variables propres à l’espèce et sous dépendance de l’environnement ; par exemple une gamme de température sur laquelle l’individu peut se reproduire. Chez les ectothermes, le temps d’activité, en particulier pendant le printemps est déterminant pour la fitness de l’organisme . Lors de périodes d’inactivité, l’individu est contraint de rester dans son refuge (dont certaines caractéristiques thermiques ont été étudiées de façon inédite en 2020 ; cf. paragraphe 11.2.9 Variation des températures opérantes en refuge), ne peut pas rechercher de l’énergie via le foraging ou un partenaire sexuel. Cette réduction du temps d’activité résultant de l’augmentation des températures entraîne une réduction de l’énergie acquise en vue de la reproduction qui conduit à une baisse du succès reproducteur et enfin participe à l’augmentation de la probabilité d’extinction de la population.
Fenêtre d’activité thermique en fonction des températures opérantes d’insolation (courbe rouge) et de refuge (courbe bleue), modifié de Huey et al. 2010
Sinervo et al. ont proposé un modèle mécanistique fondé sur le calcul des temps de restriction d’activité. Ce modèle calcule sur la période de reproduction le temps pendant lequel les températures extérieures ressenties par un lézard en insolation sont trop élevées – supérieures au seuil de la température préférée (Tpref) – pour lui permettre d’être actif. Par comparaison des temps calculés sur les sites étudiés avec le seuil limite de temps de restriction conduisant à l’extinction (Hr-limit), la persistance ou l’extinction de l’espèce sur le site étudié peut être définie (Huey et al., 2010 ; Sinervo et al., 2010). Pour projeter le calcul des heures de restriction dans le futur et donc établir l’extinction ou la persistance des populations, l’équation Hr=a*(Tmax-Tpref)+b est proposée. Les coefficients a et b sont déterminés selon l’espèce étudiée. Tmax correspond à la température maximale de l’air et Tpref correspond à la température préférée de l’espèce étudiée. Le seuil Hr-limit n’est pas connu pour toutes les espèces, il résulte de l’observation de l’extinction d’espèces à cause du changement climatique seul ou est obtenu en calculant le 95ème percentile de la distribution des Hr au cours de la saison de reproduction
Ce modèle très simpliste a été critiqué sur divers aspects, notamment l’absence de prise en compte de la variabilité et de la structure des micro-habitats qui pourraient apporter des zones de refuges climatiques . La variabilité temporelle n’est pas prise en compte, puisque l’équation se fonde sur une unique valeur de Tmax, qui correspond à une température moyennée sur toute la période de reproduction. Or, la variabilité des températures joue un rôle clé dans la réponse des organismes au changement climatique et sur leurs performances . Dans Sinervo et al. , la modélisation est réalisée à une résolution plus fine, celle du kilomètre, ce qui permet d’observer que les sites les plus frais pourraient devenir des refuges thermiques. La relation entre Hr, Tmax et Tpref est améliorée à l’aide d’une fonction sinusoïdale et les erreurs de prédiction sont quantifiées . Cependant, il reste encore de nombreuses améliorations à proposer pour intégrer la variabilité temporelle et spatiale des données .
Également critiquées, les notions d’activité et d’inactivité sont réduites à un processus « on-off » alors que c’est un processus continu . Gunderson & Leal considèrent l’activité comme un processus qui a lieu sur une certaine gamme de température et qui peut varier en intensité. Ils définissent ainsi un cadre conceptuel pour comprendre les contraintes thermiques sur l’activité à l’aide de quatre composantes ; des seuils pour définir la fenêtre d’activité thermique ; le type d’activité; une distribution de probabilité d’activité selon la température et une vigueur d’activité qui définit l’intensité de l’activité et qui varie également selon la température . Selon le type d’activité, les seuils, la distribution de probabilité et la vigueur d’activité sont susceptibles d’être modifiés. Ce modèle permet ainsi d’être plus précis sur les définitions des temps d’activité et d’inactivité et semblerait plus approprié pour projeter les extinctions liées à cette réduction du temps d’activité. Cependant, les définitions des distributions de probabilité et des vigueurs d’activité nécessitent des données issues de nombreux suivis comportementaux et sont donc difficiles à obtenir. D’autres études définissent l’activité selon deux seuils, VTmin et VTmax, ce qui offre un compromis entre la méthode continue de Gunderson & Leal et la méthode de Sinervo et al. . Ces températures correspondent aux températures corporelles minimales et maximales mesurées sur des individus actifs observés sur le terrain.
7 Problématiques
Le principal facteur qui semble menacer ces deux espèces de lézards est l’augmentation des températures. Des températures trop élevées pourraient entraîner une réduction des performances de la reproduction liée à des temps d’activité réduits (moins de temps dédiés à la recherche d’un partenaire sexuel, à la recherche de nourriture). Ainsi, le Lézard de Bonnal pourrait disparaître au profit du Lézard des murailles dont l’élévation des températures permettrait la remontée. Le Lézard catalan, espèce thermophile présente principalement en Espagne, pourrait à l’inverse profiter de l’élévation des températures pour coloniser des sites où seul le Lézard des murailles est présent aujourd’hui. Le protocole de suivi permet de mesurer l’évolution du rapport de force entre les différentes espèces sur les sites d’étude, c’est à dire la proportion de chaque espèce sur les sites au fil des années. Sur le long terme, ce protocole d’échantillonnage permettra de mettre en évidence l’évolution des répartitions altitudinales des trois lézards gris. Afin de caractériser la probabilité de persistance d’I. Bonnali et de P. liolepis, le modèle de Sinervo et al. est utilisé comme une base de travail. À partir de mesures de températures opérantes sur les sites d’étude, nous étudions comment la prise en compte de la variabilité spatiale et temporelle permet de nuancer le calcul des temps d’activité. Cette variabilité sera intégrée dans le modèle mécanistique, ce dernier sera mis en relation avec le modèle corrélatif pour produire un modèle hybride.