Introduction
Lépidopètres et ascalaphes
1 Généralités
Les lépidoptères se démarquent comme l’un des groupes indicateurs du changement climatique. La littérature scientifique indique que, parmi les espèces, les lépidoptères ont répondu le plus au changement climatique, notamment en modifiant leurs aires de répartition vers le nord ou vers de plus hautes altitudes . Les espèces présentent un cycle de vie très court et largement influencé par les conditions climatiques. Elles sont également dépendantes de la température ambiante locale pour leur activité . Leur optimum de développement, comme les autres insectes, sera donc influencé par l’élévation du niveau de température. Plusieurs études menées sur ces marqueurs ont mis en évidence des impacts directs du changement climatique. Dans la Sierra Nevada en Californie du Nord, sur 35 années de données et 159 espèces de papillons, la richesse spécifique a diminué de moitié, avec des variations plus sévères aux altitudes les plus basses, où la destruction de l’habitat est aussi la plus importante. À long terme, l’interaction du changement climatique et de la destruction de l’habitat induit des effets négatifs sur ces espèces .
Certaines espèces de lépidoptères sont spécifiquement liées à des végétations inféodées aux milieux naturels sensibles étudiés dans le programme les sentinelles du climat . Celles associées aux landes humides par exemple sont susceptibles d’être sujettes à des extinctions locales comme le Fadet des laîches (Coenonympha oedippus) classé vulnérable sur la liste rouge des rhopalocères d’Aquitaine (2019). En comparaison, le cortège des lépidoptères des pelouses sèches (Azuré du serpolet Phengaris arion, Argus bleu céleste Polyommatus bellargus, Flambé Iphiclides podalirius, Fluoré Colias alfacariensis, Soufré Colias hyale, etc.) peut évoluer suivant le réchauffement climatique par l’apparition ou le développement des espèces à affinité méditerranéenne, telles que le Citron de Provence (Gonepteryx cleopatra), et suivant la modification des espèces végétales hôtes subissant des extinctions locales. En montagne, il est probable d’observer à plus ou moins long terme une modification des cortèges, avec notamment une raréfaction des espèces montagnardes et une augmentation des espèces de plaine. Pour l’Apollon (Parnassius apollo) espèce protégée et emblématique des milieux ouverts montagnards arides, la diminution de ses effectifs, voire la disparition des populations isolées de basse altitude, est en partie due au changement climatique. Elle est visible depuis les années 70 dans différents massifs européens .
2 Echelles d'étude
Trois réponses spécifiques au changement climatique sont ainsi suivies sur 114 espèces retrouvées dans les milieux naturels étudiés : déplacement des aires de répartition, changements phénologiques, modifications d’écophysiologie. Trois échelles d’études sont identifiées afin de prendre en compte les processus écologiques et leurs échelles spatiales et temporelles :
– Échelle macro-écologique/climatique (région) : données naturalistes des observatoires régionaux et données de Météo France (maille de 1km²) ;
– Échelle méso-écologique/climatique (site) : données issues des protocoles d’échantillonnage de suivis des espèces (abondance par espèce) et données de mesures météorologiques (températures et humidités relatives à 1m30 du sol) mis en place dans le programme ;
– Échelle micro-écologique/climatique (point ponctuel au niveau du sol) : données issues de sondes placées au niveau du sol.
Démarche de recherche des indicateurs lépidoptères en pelouses sèches, landes humides et pelouses de montagne
À l’échelle macro-écologique, le premier objectif de cette étude est d’évaluer les répartitions potentielles actuelles et futures suivant les différents scénarios climatiques du plus optimiste au plus pessimiste sur la période de 2021 à 2100.
Les données utilisées sont des données de présence des espèces de lépidoptères provenant de la base de données de l’OAFS. La modélisation corrélative permet d’établir un lien statistique entre des données de présence et celles des variables climatiques et environnementales qui explicitent ainsi la répartition selon les niveaux des scénarios climatiques. Trois scénarios climatiques sont retenus. Ils sont dénommés RCP « Representative Concentration Pathway » avec la juxtaposition chiffrée du forçage radiatif solaire. Le plus optimiste RCP 2.6 correspond à une stabilisation avant 2100 du taux de CO2 puis un retour au niveau actuel. Le scénario intermédiaire RCP 4.5, considéré comme le plus probable est une augmentation continue au niveau de 4.5W/m² et le RCP 8.5 une augmentation continue à 8.5W/m². D’après les dernières études, le scénario le plus optimiste RCP 2.6 n’est plus atteignable. Le scenario le plus plausible serait le RC P4.5 qui devient la trajectoire à retenir. Le scénario le plus pessimiste RCP8.5 reste toutefois une projection toujours d’actualité de l’évolution du changement climatique sans volonté d’actions effectives . Nous définissons la répartition potentielle actuelle et future d’une espèce comme les zones dont la qualité des habitats et les conditions climatiques sont favorables ou non à la persistance de l’espèce. Afin d’évaluer, cette modélisation, une comparaison est réalisée avec des travaux des risques climatiques des lépidoptères à l’échelle européenne et à dire d’experts par l’écologue P.Y. Gourvil. Les risques climatiques sont ensuite évalués pour 15 espèces réparties selon la classification suivante :
– espèces vulnérables en Aquitaine : Phengaris alcon, Parnassius apollo, Coenonympha oedippus, Carterocephalus palaemon,
– espèces en quasi-disparition ou disparition : Plebejus argyrognomon, Brenthis hecate, Minois dryas, Cupido alcetas, Lycaena dispar, Aphantopus hyperantus, Cupido minimus,
– espèces en diminution : Aglais io, Fabriciana adippe,
– espèces en augmentation puis diminution : Brenthis daphne, Apatura ilia.
Les données d’incidence ou de présence-absence des espèces sont plus faciles à obtenir que les données d’abondance d’individus . Ces données de dénombrements d’individus, avec les proportions relatives des espèces renferment une richesse d’analyse importante . Elles permettent d’étudier de manière mécanistique localement la fragilité de leur assemblage, l’évolution des populations, en y intégrant des processus, c’est-à-dire le lien entre les traits fonctionnels des organismes et leur environnement. Le même niveau d’informations est plus difficile à extraire des données de présence-absence. Les recherches sur les effets du changement climatique effectuées sur le terrain alimentent, affinent en retour les « modèles » physiques de suivi des évolutions des espèces, et orientent les modèles mathématiques agrégeant leurs réponses physiologiques et fonctionnelles . Les données de terrain d’observation interviennent dans la compréhension de la relation entre les variations climatiques et la réponse de la biodiversité. De plus, dans une zone géographique d’une région, le climat n’est pas le même en tout lieu. Les climats locaux sont variables suivant le type de milieu naturel. La mise en place de protocoles standardisés à long terme est nécessaire pour modéliser les impacts locaux.
Pour étudier les réponses locales des lépidoptères (échelle méso-écologique), 47 sites ont été choisis selon une répartition spatialement équilibrée à travers la Nouvelle-Aquitaine, pour les latitudes 43° à 46° et aussi selon leur bon état de conservation qui sera maintenu dans le temps. L’hypothèse est qu’un bon état de conservation stable dans le temps permettra de dissocier les effets du changement climatique des autres facteurs anthropiques sur les réponses de la biodiversité . Une première campagne partielle de terrain en 2016 et un premier suivi complet en 2017 ont permis la mise en place et le test des protocoles de suivis . Les suivis des espèces sont complétés par des suivis météorologiques locaux sur chaque site (à 1m10-1m50 du sol). Les deux facteurs température et humidité de l’air sont de façon générale les plus représentatifs et les plus facilement mesurables à cette échelle très locale . Les données météorologiques sont analysées par types de milieux afin de replacer l’étude climatique à l’échelle du site et d’en identifier les signatures climatiques spécifiques.
Les analyses des données d’abondance obtenues concernent à la fois les profils d’état de la diversité par ls proportions relatives des espèces de lépidoptères ainsi que les profils climatiques de pression en degrés-jours dans les trois milieux de 2017 à 2019. Une méthodologie systématique d’analyse mécanistique est développée avec des lissages des données identifiant des paramètres. Les degrés-jours favorables dits « DJC » approximent simplement la croissance, le taux de développement potentiel de la biodiversité. Ils sont une mesure couramment utilisée du niveau de l’accumulation thermique. Ils sont le lien mécanique entre la pression du changement climatique et la réponse des espèces. Dans l’étude en Ohio , les auteurs donnent des arguments pour privilégier les degrés-jours de croissance DJC comme une variable intensive du suivi de la phénologie des abondances de papillons. Ils utilisent des données issues de 120 sites sur une période de 17 années dans la région du Ohio de 116 000 km², surface comparable à la Nouvelle-Aquitaine 84000km² et ils disposent de travaux générant de longues séries de données. A ces degrés-jours de croissance, sont mis en complément des degrés-jours de létalité.
Sur un plan climatique, pour chaque année, 4 paramètres des températures minimales des journées, 4 paramètres des températures maximales et 4 paramètres de la température du point de rosée résument la pression sur les espèces. Ils sont mis en corrélation avec les 6 paramètres qui résument le profil de diversité. Ces 6 paramètres représentent la richesse intrinsèque avec le nombre d’espèces total observées, et aussi sa fragilité par l’allure du profil d’abondance traduit en nombre d’individus par classe d’espèce de rares à abondantes. Ces paramètres climatiques mesurées sur les sites au plus près des individus sont mis en relation avec les données modélisées dans la maille de 1km² où est situé le site et cela pour une période du « présent » (de 1950 à 2020) et dans le « futur » (2021 jusqu’à 2100) en fonction de trois scénarios climatiques. Analysés dans le temps et l’espace, ces paramètres sont des clés potentielles pour observer, comprendre, anticiper et agir sur les impacts de la dérive dans le temps du climat.